L'humiliation ne s'est pas arrêtée là. Ivre, il s'est jeté sur moi en murmurant le nom de sa fiancée, pour ensuite me rejeter la faute le lendemain matin. « Qu'est-ce que tu faisais dans mon lit ? Ton comportement est complètement déplacé. »
Ma propre mère a appelé, non pas pour me réconforter, mais pour m'accuser d'essayer de le séduire et de ruiner sa vie parfaite.
Après une vie de dévotion, je n'étais plus qu'un problème à gérer, un corps qu'on pouvait confondre dans le noir. Son amour n'était pas une protection ; c'était une cage.
Alors, je me suis teint les cheveux en blond platine, j'ai accepté l'offre de mon oncle, avec qui j'avais coupé les ponts, d'étudier le design à Paris, et j'ai disparu sans un mot. Cette fois, c'était moi que je sauvais.
Chapitre 1
Point de vue de Chloé Hardy :
Dix-huit jours.
C'est le temps qu'il a fallu pour que le dernier lambeau de mon espoir se ratatine et meure. Dix-huit jours après avoir enfin renoncé à Hadrien de la Roche, mon demi-frère, je fixais mon reflet dans le miroir du salon de coiffure. Mes cheveux châtains naturels, ceux qu'il avait toujours complimentés, me semblaient lourds, comme un linceul de regrets. Lourds de chaque mot non-dit, de chaque regard volé, de chaque rêve insensé que j'avais nourri pour lui.
« Blond platine », ai-je dit à la coiffeuse, ma voix étonnamment stable. « Le genre de blond éclatant, presque provocateur. »
L'odeur chimique a envahi mes narines, une morsure âcre et métallique qui faisait écho au goût que j'avais dans la bouche. C'était une rupture physique, chaque mèche perdant sa couleur, devenant quelque chose de nouveau, quelque chose qui n'avait jamais gravité autour de son monde. Il n'allait pas me reconnaître. Tant mieux.
Mes doigts, tachés de teinture, ont cherché mon téléphone. Il n'y avait qu'un seul numéro que j'envisageais d'appeler. Mon oncle, Grégoire Delcourt, avec qui j'avais coupé les ponts. Le milliardaire de la tech basé à Genève. L'homme dont j'avais toujours esquivé les appels, dont j'avais toujours refusé poliment mais fermement les invitations à quitter ma maison d'enfance et Hadrien.
Maintenant, mon refus me semblait dater d'une autre vie. C'était une autre Chloé, une Chloé naïve, qui avait fait ces choix. Cette nouvelle Chloé, provocatrice, avait une réponse différente.
« Tonton Grégoire », ai-je dit, la voix un peu rauque, « je suis prête. J'accepte ton offre pour ESMOD. »
Il y a eu un temps de silence stupéfait à l'autre bout du fil. Grégoire, d'habitude si posé, si inébranlable, s'est raclé la gorge. « Chloé ? Tu es sûre ? Tu as toujours été si... enracinée. Si hésitante à quitter ta maison, ta vie là-bas. Et Hadrien. »
Un rire creux m'a échappé. Il sonnait fragile, comme du verre qui se brise. « Hadrien ? Oh, il va se fiancer, tonton. Avec Kenza Leroy. L'influenceuse. Tu sais, celle qui a l'air de sortir d'un magazine et qui a perfectionné l'art de la douceur passive-agressive. »
Ma voix s'est légèrement brisée sur le nom de Kenza. Je me suis vite ressaisie. « C'est partout sur les réseaux sociaux. L'organisation extravagante de la fête de fiançailles. Des directs, le "Parcours de Kenza pour devenir Madame de la Roche". C'est... tout un spectacle. »
J'ai dégluti, le goût amer revenant. « Je ne peux plus graviter autour de sa vie, tonton. Pas alors qu'il en construit une nouvelle avec quelqu'un d'autre. »
La voix de Grégoire s'est adoucie, perdant sa surprise initiale. « Ah, Chloé. Ma chère petite. Je comprends maintenant. Et tu sais que mon offre tient toujours, sans condition. Paris te fera du bien. Un nouveau départ. Les meilleurs créateurs du monde t'attendent à ESMOD. »
Ses mots étaient un baume, une étreinte chaleureuse à travers le téléphone. « Merci, tonton. Vraiment. »
« Pas besoin de me remercier, ma chérie. Promets-moi juste de m'appeler quand tu atterriras. Et je m'occupe de tout. Un endroit où loger, un peu d'argent pour commencer. Concentre-toi uniquement sur tes études, compris ? »
« Compris », ai-je murmuré, le soulagement m'envahissant, un espoir fragile se déployant dans ma poitrine. L'appel s'est terminé. J'ai de nouveau regardé mon reflet, les mèches argentées captant les lumières du salon. C'était toujours moi, mais différente. Plus dure. Plus tranchante.
Cette nuit-là, mes cheveux fraîchement décolorés me semblaient être une couronne d'épines contre mon oreiller. Je n'arrivais pas à dormir. La décision était prise, le billet réservé. Mais une partie de moi, l'ancienne partie stupide, aspirait encore à une sorte de conclusion. Une reconnaissance.
J'ai trouvé Hadrien dans le salon, affalé sur le canapé, son téléphone posé devant lui alors que Kenza, tout en sourires éblouissants et boucles parfaites, diffusait en direct ses décisions pour la décoration de la fête de fiançailles. Guirlandes lumineuses contre lustres en cristal. Rose poudré contre ivoire. Chaque détail était un témoignage de leur perfection fabriquée.
« Hadrien », ai-je dit, ma voix à peine un tremblement. Il n'a pas levé les yeux. « Hadrien, je dois te dire quelque chose. »
Il a levé une main, les yeux rivés sur l'écran. « Une seconde, Chloé. Kenza essaie de choisir les arrangements floraux. C'est crucial. »
Kenza, à l'écran, a gloussé. « Oh, H. Est-ce que tu te soucies vraiment des pivoines, ou tu fais juste semblant pour mes adorables abonnés ? »
« Bien sûr que je m'en soucie, ma chérie », a roucoulé Hadrien dans son téléphone, un sourire que je ne lui avais pas vu m'adresser depuis des années ornant ses lèvres. « Seulement le meilleur pour ma future femme. »
Mon cœur, que je croyais flétri et mort, a eu un sursaut violent et douloureux. Il me regardait comme ça, avant. Il se souciait de mes décisions, avant.
Un souvenir fugace m'a traversé l'esprit : Hadrien, des années plus tôt, alors que j'étais une adolescente dégingandée, me tendant un carnet de croquis professionnel. « Ton talent est gâché sur des feuilles volantes, Chloé. Il te faut les bons outils. » Il avait souri, un sourire sincère et encourageant qui avait illuminé mon monde. Il était devenu ma muse, mon premier, mon unique.
Chaque création, chaque croquis, chaque vêtement que je rêvais de créer, était inspiré par lui, pour lui. Pour mon dix-huitième anniversaire, je lui avais présenté un book, l'aboutissement d'années de dévotion secrète. Des créations destinées à l'habiller, à le célébrer.
Sa réaction avait été comme un coup de poing dans l'estomac. Une explosion de colère. « C'est malsain, Chloé ! Je suis ton frère ! » Il avait déchiré les pages, mes rêves soigneusement dessinés, mon cœur vulnérable, en confettis.
J'avais passé des heures, des jours, à recoller minutieusement ces créations déchiquetées, morceau par morceau. Comme un vase brisé, recollé imparfaitement, mais toujours entier. Mon amour n'était pas mort à ce moment-là. Pas même quand il avait ramené Kenza à la maison, un an plus tard, et m'avait dit : « Habitue-toi à avoir une sœur, Chloé. »
Maintenant, en le regardant complètement absorbé par le monde numérique de Kenza, son geste dédaigneux de la main, j'ai compris. Le vase s'était brisé en mille morceaux, irréparable.
Mon admission à ESMOD, la nouvelle vie qui s'étendait devant moi, lui semblait triviale, insignifiante. Tout comme j'étais devenue insignifiante.
« Hadrien », ai-je réessayé, ma voix plus forte maintenant, un fil d'acier au milieu de la douleur.
La voix de Kenza, doucereuse, a percé l'air. « Oh, est-ce que Chloé est toujours là, H. ? Dis-lui de venir dire bonjour à mes abonnés ! Ils adoreraient voir ta petite sœur ! »
Hadrien m'a enfin jeté un regard, une lueur d'irritation dans les yeux. « Qu'est-ce qu'il y a, Chloé ? Tu ne vois pas que je suis occupé ? »
Ses mots étaient une gifle, froide et dure. La finalité de tout cela s'est abattue sur moi, lourde et suffocante. Seize ans. Seize ans à l'aimer, à l'attendre, à graviter autour de chacun de ses mouvements.
C'était fini.
L'espoir devait être éteint. Et seule moi pouvais le faire. Je devais arracher Hadrien de mon cœur. Pas seulement partir physiquement, mais mentalement, émotionnellement. Il était mon soleil, ma lune, mon univers entier. Maintenant, il n'était plus qu'une étoile lointaine et pâlissante. À peine un point dans le ciel.
Mon amour pour lui, celui qui murmurait son nom dans mes rêves, qui nourrissait mon art, qui le voyait comme mon protecteur, mon mentor, mon tout – cet amour était un secret que j'avais gardé enfermé. Un secret qui avait suppuré, devenant toxique.
« Chloé ? » La voix d'Hadrien, impatiente, a interrompu mes pensées. « Tu vas dire quelque chose ou juste rester plantée là ? »
Il a offert un sourire crispé à Kenza, puis s'est retourné vers son téléphone. « Désolé, ma chérie. Ma sœur peut être un peu... excessive parfois. »
Une sœur. Juste une sœur.
Je me suis souvenue de la musique qu'il m'avait fait découvrir, des discussions tard dans la nuit sur mes rêves, de sa main guidant doucement la mienne pendant que je dessinais. C'est lui qui m'avait acheté ma première machine à coudre, m'avait encouragée à postuler à ESMOD, m'avait dit que mes créations étaient révolutionnaires. Il m'avait construite, pour mieux me démolir.
« Tout ce que j'ai jamais créé », j'avais envie de hurler, « chaque fil, chaque palette de couleurs, chaque silhouette... c'était pour toi. »
Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge, avalés par une vague de nausée. Kenza babillait toujours sur les centres de table. Hadrien hochait toujours la tête, distrait, faisant semblant de s'y intéresser.
Il n'a jamais su. Il ne saurait jamais.
Mon cœur était comme un pruneau desséché, laissant une douleur qui irradiait dans toute ma poitrine. Mais sous la douleur, une petite braise de quelque chose d'autre s'est allumée. La colère. Une fureur froide et légitime qui a solidifié ma résolution.
J'ai tourné les talons et je suis partie, le plancher grinçant sous mes pieds, un écho silencieux du monde en ruine que je laissais derrière moi. Je ne lui parlerais pas d'ESMOD. Je ne lui dirais rien. Il ne méritait pas de connaître la nouvelle Chloé.
Il ne me méritait plus. Ni l'ancienne moi, et certainement pas la personne que j'étais en train de devenir.